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Ce travail a débuté par une intuition, une odeur, par l’enfance, par les réminiscences de ce qui a existé, de ce qui reste, de ce qui manque. Ce territoire vacant, je l’ai rencontré au cours de moments fortuits, où l’intensité ressentie m’a éclairée sur l’effet sensible que tout cela produit en moi, de manière souterraine .
Je suis au cinéma pour l’avant première du « silence des autres », documentaire sur les effets de la loi d’amnistie signé après la mort de Franco, qui a maintenu sous silence tous les crimes commis durant le franquisme . La salle est comble, nous sommes à Bordeaux et je retrouve la petite Espagne de mon enfance, en écoutant les personnes autour de moi. Soudain, je sens le parfum de ma grand-mère, « l’agua de cologna » comme elle disait, je me sens alors submergée par une émotion qui me bouleverse .
Un printemps, je suis à Bilbao au musée Guggenheim, j’attends pour voir une exposition, dans laquelle, il faut d’abord passer individuellement par un couloir. Un gardien fait entrer les personnes une par une . Devant moi, une femme refuse au dernier moment d’entrer disant qu’elle a peur et me laisse sa place. J’entre, la porte se referme, il fait noir, des lianes au toucher de plumes sont intallées verticalement en rangs serrés, il faut les écarter pour avancer. J’avance dans ce décor onirique, j’entends la porte, une autre personne entre et quelques secondes après, j’entends « por favor, no puedo mas », je comprends alors que la femme qui me précédait s’était décidée à entrer, je repars dans l’autre sens et je lui tends la main. Elle me suit, nous sortons, elle garde ma main dans la sienne me remerciant, elle est très émue, moi aussi. Elle ne sait pas que je suis aussi elle, je connais que trop bien ce « no puedo mas », il est un espace dénudé en moi, que grâce à elle, j’ai pu me représenter en revenant sur mes pas et en traversant avec elle. J’ai eu alors ce jour là, la conviction que j’avais quelque chose à créer .
Ma lignée maternelle est une histoire d’exil, comme tant d’autres, des grands-parents espagnols, qui ont fui leur pays à pied, traversant les Pyrénées . Le passé de mes grands parents était une porte close. Dans mon paysage émergeait ma part manquante, les silences, les questions sans réponse. Les « je ne sais pas » avaient pris toute la place, souvenirs écrans saturés comme des éponges à la surface perméable. J’avais l’étrange sensation qu’il me manquait quelque chose que j’ignorais. Au début de ce projet, j’ai pris contact avec l’Association « Ay Carmela » à Bordeaux qui oeuvre avec des actions mémorielles, l’histoire des républicains espagnols. Ils ont accueilli avec bienveillance mon projet. Je suis allée à leurs rencontres, en France, ils étaient d’autres moi qui avaient en commun leurs histoires respectives à raconter. J’ai pris place dans cette transmission. Il s’est créé une sorte de synchronicité, j’ai retrouvé de objets, des intonations, des décors. Cela a produit en moi, non pas une inquiétante étrangeté, mais une réconfortante familiarité . Ecouter ces témoignages a été très important pour moi. Ils s’appellent Josefa, Jean, Marina, Pilar, Rosita, Régina, Pépita, Luis, Anne Marie, Olvido. Ils m’ont tous accueillie, m’ont offert leurs récits de vie, m’ont laissée les photographier , m’ont serrée dans leurs bras… j’étais des leurs.
À l’adolescence, au lycée, j’avais choisi une troisième langue qui était enseignée seulement dans un lycée à Bordeaux, qui me garantissait de franchir la Garonne presque chaque jour. Passer le fleuve, comme traverser une chaîne de montagnes, une frontière, me donnait la possibilité de construire ma vie de l’autre côté, j’y vois aujourd’hui une figuration de l’exil. J’ai retrouvé ce mouvement avec des allers retours en Aragon, passage originel de la frontière, durant l’hiver, par mes grands parents maternels. Au premier voyage, La neige à mon arrivée est venue faire peau commune . Je voulais tout emporter, tout photographier. Puis la neige a fondu avec ce moment d’allégresse. Au voyage suivant, je me suis installée dans une lenteur, un ancrage, dans un endroit où je ne voyais rien. Panticosa, village de naissance de ma grand-mère, et lieu de départ vers la France, est juste de l’autre côté de la frontière, derrière la chaine de montagnes des Pyrénées . J’ai déambulé dans une ville désertée. J’ai commencé à imaginer ma grand mère dans ces rues, à l’église, où j’avais l’assurance de marcher dans ses pas. Le cimetière était fermé avec un gros cadenas, ce qui a provoqué en moi le désir de me procurer la clé . On me l’a confiée, soudain, c’était comme si ma présence trouvait sa légitimité. Je n’ai pas trouvé le nom de mes arrières grands parents au cimetière. J’ai cherché une tombe sans nom, j’ai collé dessus l’image que j’avais d’eux et j’ai fait une photo . Chercher une place pour eux, c’était trouver la mienne .
De là s’est ouvert une autre voie, dans un point de bascule qui a transformé la réalité, ce n’était plus la véritable histoire de mes grands-parents que je cherchais, mais celle que j’avais en moi et que j’allais photographier . Ce moment a été particulièrement riche, comme si je passais d’une vision bidimensionnelle à du relief, une épaisseur, plusieurs strates qui se combinaient, à la fois dans l’espace avec les deux territoires, l’Espagne et la France, mais aussi dans un métissage du temps. Je dois dire que ce moment a été libérateur et m’a permis de me décaler, de décoller vers la fiction après avoir pris mon élan sur la piste de la véracité. J’ai alors élargi mon écriture photographique à des incursions plastiques, par l’association d’images, de découpages, de collages, de superpositions traduisant des états émotionnels, de figurations de l’exil. J’ai rassemblé des photographies d’archive, j’ai découpé ma famille, donnant vie à des petits personnages solidifiés pour qu’ils tiennent debout, fiers d’être vivants, survivants de l’exil. Je les ai transportés, les gardant près de moi en permanence, posés ça et là en Espagne et photographiés. J’ai mélé, enchevétré, superposé, collé…exploré le passé dans le présent. J’ai tissé un paysage intra-muros dans un mixage des temporalités.. Les autoportraits témoignent d’un fil pour trouver, retrouver ce qui se passe, tout au long de ce voyage intérieur.
C’est un travail sur l’identité, la mémoire, l’exil, les traces, le lien maternel, un récit qui puise sa source dans l’enfance, les souvenirs, l’imaginaire. C’est une exploration du passé dans le présent, ce qui relie, ce qui met en tension, ce qui manque, ce qui apaise.
Comment deux pays ne peuvent en faire qu’un ?
La série est un espace d’autofiction photographique, que j’intitule « l’Espagne de mon enFrance ».
© Fabienne Gil Paradeis 2024